Sur la route. Jack Kerouac
Gallimard. Folio n°766, p 359-360
Dean sortit d'autres photos. Je me dis que tous ces instantanés, nos enfants les regarderaient un jour avec émerveillement, pensant que leurs parents avaient vécu des vies calmes, bien ordonnées, stables comme sur les photos, et qu'ils se lèveraient le matin pour marcher fièrement sur les trottoirs de la vie, sans jamais imaginer la folie déguenillée ni le tumulte de nos vraies vies, de notre vraie nuit, l'enfer que c'était, le cauchemar insensé de la route. Tout cela dans un néant sans fin ni commencement. Formes pitoyables d'ignorance. "Au revoir, au revoir." Dean s'en alla dans le lent crépuscule rouge. Des locomotives fumaient et tournoyaient au-dessus de lui. Son ombre le suivait, elle singeait sa démarche et ses pensées et son être le plus profond. Il se retourna et fit un petit geste timide. Puis il me fit le signal de départ du serre-frein, il bondit dans tous les sens, il gueula quelque chose que je ne saisis pas. Il parcourut un cercle au galop. Il se rapprochait peu à peu du coin en béton du pont de chemin de fer. Il fit un dernier signal. J'agitai la main. Soudain, comme si, tête baissée, il rentrait dans sa vie, il disparut rapidement hors de vue. Je restai bouche bée au milieu de mon propre désert. J'avais aussi une longue et horrible route à faire.