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PASSAGES

30 décembre 2006

Lunar Park. Bret Easton Ellis

Robert Laffont. P23

thumbnailCe que je n'ai pas dit - et pas pu dire - à qui que ce soir, c'est que l'écriture du livre avait été une expérience extrêmement dérangeante. Que, même si j'avais projeté de m'inspirer de mon père pour Patrick Bateman, quelqu'un - quelque chose - d'autre avait pris les commandes et fait que ce nouveau personnage est devenu ma seule référence pendant les trois années qu'il m'a fallu pour terminer le roman. Ce que je n'ai dit à personne, c'est que le livre a été essentiellement écrit pendant la nuit, lorse l'esprit de ce dément me rendait visite, me réveillant parfois d'un sommeil profond, obtenu à coup de Xanax. Quand j'ai compris, horrifié, ce que ce personnage voulait de moi, j'ai tenté de résister, mais le roman a exigé d'être écrit. Souvent, j'ai été inconscient pendant des heures pour finalement m'apercevoir que dix pages supplémentaires avaient été griffonnées. Il s'écrivait tout seul et se fichait pas mal de ce que je ressentais. Je regardais, rempli de peur, ma main qui tenait le stylo courant sur les blocs jaunes sur lesquels j'ai écrit la première version. J'éprouvais de la répulsion pour cette création et ne voulais en tirer aucun crédit - Patrick Bateman voulait en être crédité. Et une fois le livre publié, c'était comme s'il avait été soulagé et, plus dégoûtant encore, satisfait. Il avait cessé d'apparaître après minuit pour hanter allègrement mes rêves, et je pouvais me détendre, cesser de me crisper à l'idée qu'il allait faire son apparition nocturne. Mais des années après, je ne pouvais toujours pas regarder le livre, encore moins le toucher ou le relire - il y avait quelque chose, disons, de mauvais en lui. Mon père n'a jamais dit la moindre chose au sujet d' American Psycho. Bizarrement , après en avoir lu la moitié ce printemps-là, il a envoyé à ma mère un numéro de Newsweek dont la couverture demandait, au-dessus d'un visage angélique d'un bébé, "Votre enfant est-il gay?", sans aucune note d'explication.

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30 décembre 2006

Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie. Nick Flynn

Gallimard. p 277

flynnChaque soir, comme dans une pièce de théâtre depuis longtemps donnée, j'erre dans les rues désertes, m'arrête devant les corps gisant, jusqu'à le trouver, chaque couverture une nouvelle source de tension. A chacun son rôle, le roi fou et le fou du roi. L'un lance ses terribles mises en garde, un autre ourdit un complot contre nous, un autre encore essaie de nous venir en aide. Je suis condamné au rôle du fils. La plupart des nuits, nos chemins se croisent avant l'aube, mais il arrive que des mois s'écoulent sans le moindre contact entre nous. Le décor est une scène de rue, dans une ville américaine anonyme: des néons cassés, des panneaux publicitaires faisant l'article pour les produits du bonheur, l'étendue, le vide. Dans la faible lueur, on distingue des silhouettes enroulées dans des couvertures, sur des bancs, dans les renfoncements de portes, sous des buissons. Chaque nuit, je vais de l'une à l'autre, échange parfois quelques mots, laisse de la nourriture. Une couverture supplémentaire. Un manteau. N'importe laquelle peut être mon père. Bien que le public attende la rencontre - c'est pour ça qu'il a payé - il n'est pas sûr que je le trouve. Des semaines passent sans évènement marquant. Interné peut-être, mort, ou ayant quitté la ville - ce qui est toutefois peu vraisemblable. La tension se relâche, l'attention du public aussi, bercé par la répétition monotone, toujours les mêmes visages, quand en surgit un nouveau (Lili Taylor, ce soir, dans le rôle de Suzy), qui devient vite, lui aussi, encore le même visage. La nuit où ce sera bien mon père sous la couverture, que suis-je censé dire?

17 décembre 2006

L'Ombilic des Limbes suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes. Antonin Artaud

fig3Gallimard. P 104

Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états. "Mais c'est normal, mais à tout le monde il manque ces mots, mais vous êtes trop difficile avec vous-même, mais à vous entendre il n'y paraît pas, mais vous vous exprimez parfaitement en français, mais vous attachez trop d'importance à des mots." Vous êtes des cons, depuis l'intelligent jusqu'au mince, depuis le perçant jusqu'à l'induré, vous êtes des cons, je veux dire que vous êtes des chiens, je veux dire que vous aboyez au dehors, que vous vous acharnez à ne pas comprendre. Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je m'assiste, j'assiste à Antonin Artaud. -Tu te connais mais nous te voyons, nous voyons bien ce que tu fais. - Oui, mais vous ne voyez pas ma pensée. A chacun des stades de ma mécanique pensante, il y a des trous, des arrêts, je ne veux pas dire, comprenez-moi bien, dans le temps, je veux dire dans une certaine sorte d'espace (je me comprends); je ne veux pas dire une pensée en longueur, une pensée en durée de pensées, je veux dire UNE pensée, une seule, et une pensée EN INTERIEUR; mais je ne veux pas dire une pensée de Pascal, une pensée de philosophe, je veux dire la fixation contournée, la sclérose d'un certain état.                                                                                                                                                                                                                                                            

10 décembre 2006

Les carnets du sous-sol. Dostoievski

gericault_insaneBabel. p 11.

Je suis un homme malade...je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j'ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n'y comprends rien, j'ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs. En plus, je suis superstitieux comme ce n'est pas permis; enfin, assez pour respecter la médecine. (Je suis suffisamment instruit pour ne pas être superstitieux, mais je suis superstitieux.) Oui, c'est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ca, messieurs, je parie que c'est une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si! Evidemment, je ne saurais vous expliquer à qui je fais une crasse quand j'obéis à ma méchanceté de cette façon-là; je sais parfaitement que ce ne sont pas les docteurs que j'emmerde en refusant de me soigner; je suis le mieux placé pour savoir que ça ne peut faire de tort qu'à moi seul et à personne d'autre. Et, malgré tout, si je ne me soigne pas, c'est par méchanceté. J'ai mal au foie. Tant mieux, qu'il me fasse encore plus mal!

10 décembre 2006

La Voie royale. André Malraux

Grasset. Le livre de poche. p 47-48andre

"Ce qu'ils appellent l'aventure, pensait-il, n'est pas une fuite, c'est une chasse: l'ordre du monde ne se détruit pas au bénéfice du hasard, mais de la volonté d'en profiter." Ceux pour qui l'aventure n'est que la nourriture des rêves, il les connaissait; (joue: tu pourras rêver); l'élément suscitateur de tous les moyens de posséder l'espoir, il le connaissait aussi. Pauvretés. L'austère domination dont il venait de parler à Perken, celle de la mort, se répercutait en lui avec le battement du sang à ses tempes, aussi impérieuse que le besoin sexuel. Etre tué, disparaître, peu lui importait: il ne tenait guère à lui-même, et il aurait ainsi trouvé son combat, à défaut de victoire. Mais accepter vivant la vanité de son existence, comme un cancer, vivre avec cette tiédeur de mort dans la main... (D'où montait, sinon d'elle, cette exigence de choses éternelles, si lourdement imprégnée de son odeur de chair?) Qu'était ce besoin d'inconnu, cette destruction provisoire des rapports de prisonnier à maître, que ceux qui ne la connaissent pas nomment aventure, sinon sa défense contre elle ? Défense d'aveugle, qui voulait la conquérir pour en faire un enjeu... Posséder plus que lui-même, échapper à la vie de poussière des hommes qu'il voyait chaque jour... 

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5 décembre 2006

Journal du voleur. Jean Genet

genet1Gallimard. Folio n°493. p123-124

Ma solitude en prison était totale. Elle l'est moins maintenant que j'en parle. Alors j'étais seul. La nuit je me laissais descendre sur un courant d'abandon. Le monde était un torrent, un rapide de forces unies pour me porter à la mer, à la mort. J'avais la joie amère de me connaître seul. J'ai la nostalgie de ce bruit: en cellule quand je rêvais l'esprit vague, au-dessus de moi un détenu tout à coup se lève et marche de long en large, d'un pas toujours égal. Ma rêverie reste vague aussi mais ce bruit (comme au premier plan à cause de sa précision) me rappelle que le corps qui la rêve, celui d'où elle s'échappe est en prison, prisonnier d'un pas net, soudain, régulier. Je voudrais être mes vieux camarades de misère, les enfants du malheur. J'envie la gloire qu'ils sécrètent et que j'utilise à des fins moins pures. Le talent c'est la politesse à l'égard de la matière, il consiste à donner un chant à ce qui était muet. Mon talent sera l'amour que je porte à ce qui compose le monde des prisons et des bagnes. Non que je les veuille transformer, amener jusqu'à votre vie, ou que je leur accorde l'indulgence et la pitié: je reconnais aux voleurs, aux traîtres, aux assassins, aux méchants, aux fourbes une beauté profonde - une beauté en creux - que je vous refuse.

4 décembre 2006

Sur la route. Jack Kerouac

Gallimard. kerouac04Folio n°766, p 359-360

    Dean sortit d'autres photos. Je me dis que tous ces instantanés, nos enfants les regarderaient un jour avec émerveillement, pensant que leurs parents avaient vécu des vies calmes, bien ordonnées, stables comme sur les photos, et qu'ils se lèveraient le matin pour marcher fièrement sur les trottoirs de la vie, sans jamais imaginer la folie déguenillée ni le tumulte de nos vraies vies, de notre vraie nuit, l'enfer que c'était, le cauchemar insensé de la route. Tout cela dans un néant sans fin ni commencement. Formes pitoyables d'ignorance. "Au revoir, au revoir." Dean s'en alla dans le lent crépuscule rouge. Des locomotives fumaient et tournoyaient au-dessus de lui. Son ombre le suivait, elle singeait sa démarche et ses pensées et son être le plus profond. Il se retourna et fit un petit geste timide. Puis il me fit le signal de départ du serre-frein, il bondit dans tous les sens, il gueula quelque chose que je ne saisis pas. Il parcourut un cercle au galop. Il se rapprochait peu à peu du coin en béton du pont de chemin de fer. Il fit un dernier signal. J'agitai la main. Soudain, comme si, tête baissée, il rentrait dans sa vie, il disparut rapidement hors de vue. Je restai bouche bée au milieu de mon propre désert. J'avais aussi une longue et horrible route à faire.

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